Chapitre 16

 

Après que le docteur Williams eut lâché sa bombe, je me tirai de là aussi vite que possible. J’avais bien trop de sujets de réflexion pour me concentrer sur des plaisanteries ou du bavardage.

Quelles étaient les chances que Raphael ait choisi le docteur Neely comme hôte par coïncidence ? Selon moi, zéro. Qu’est-ce qu’il essayait à ce point de cacher ? J’avais supposé que c’était lié au plan pour détrôner Lugh, mais il semblait désormais que cela eût rapport avec moi et avec ce qui m’était arrivé quand j’étais adolescente.

Je rentrai lentement chez moi, considérant les options qui se présentaient à moi et n’aimant pas du tout ce qui en ressortait. Toutes les preuves désignaient mon frère. Il en savait certainement plus qu’il n’aurait dû sur les manigances de Raphael.

Même si je tenais à respecter son intimité et même si je comprenais la peur que lui inspirait Raphael, il était nécessaire à présent que je le persuade de me parler. Je soupçonnais avec terreur que j’allais devoir avoir recours à la menace pour que Andy s’ouvre à moi, mais, honnêtement, je n’avais pas le choix. Ce n’était pas uniquement ma vie que j’essayais de protéger. D’après Lugh, Dougal ne pouvait être roi avant la mort de son frère, même s’il occupait le trône en qualité de régent. Tant qu’il ne serait que régent, ses pouvoirs seraient sérieusement limités. Mais s’il devenait roi, il annulerait toutes les protections que ses prédécesseurs avaient instaurées pour les humains. Les démons étaient assez puissants pour tourner la race humaine en esclavage s’ils le désiraient. Et c’était ce que voulait Dougal.

Peut-être que ce que cachait Raphael n’avait rien à voir avec le coup d’État. Mais mon instinct me hurlait que c’était quelque chose que Lugh et moi devions savoir.

Je revins à l’appartement à l’heure du dîner. Les garçons avaient commandé au moins douze plats chinois chez le traiteur voisin. On avait l’impression que ces quatre-là s’en étaient pris à la nourriture comme une nuée de piranhas. Si j’avais eu un tant soit peu faim, j’aurais été dans l’embarras. Ceci étant, j’ignorai leurs questions – et la proposition de Dominic de me préparer une assiette avec les restes – et désignai Andy du doigt.

— Il faut que je te parle, dis-je.

Le ton de ma voix avait dû être assez cassant car Andy pâlit.

— Pourquoi ne mangerais-tu pas un bout avant ? suggéra-t-il.

— Maintenant !

J’agitai mon pouce vers la chambre d’amis. Du coin de l’œil, je vis Adam et Dom échanger un regard lourd de sens, mais je n’en tins pas compte.

Nous offrant sa plus belle imitation du prisonnier condamné, Andy se leva lentement de table et se dirigea péniblement vers la chambre. J’adressai à tous les autres un regard foudroyant.

— Vous trois, restez en dehors de tout ça.

Adam esquissa un sourire.

— Je n’oserais même pas intervenir.

Ni Dom ni Brian ne semblèrent trouver nécessaire d’émettre des déclarations similaires. Mais ce n’étaient pas eux qui me préoccupaient le plus.

Je rejoignis Andy dans là chambre d’amis et fermai la porte derrière nous. Les affaires sales étaient revenues sur la chaise et, cette fois, il ne daigna pas les enlever. Au lieu de quoi il se tint les mains serrées dans le dos, le regard rivé à la moquette.

— Je suppose que tu savais déjà que c’est le docteur Neely qui m’a soignée lors de mon séjour à l’hôpital, dis-je.

Il ne leva pas les yeux mais son menton plongea légèrement dans un semblant d’acquiescement.

— Et tu ne pensais pas que c’était important de m’en parler ?

Il haussa les épaules.

— J’ai pensé que cela nous mènerait à une discussion que je ne souhaitais pas avoir.

J’essayai de me contrôler, en vain. J’aurais aimé le gifler au point de faire claquer ses dents.

— On m’a, à maintes reprises, fait remarquer qu’il y avait plus que ma vie en jeu dans cette affaire, grondai-je, les mâchoires serrées. Ça tient également pour toi. Alors je suis désolée que tu ne veuilles pas en parler et je suis désolée que Raphael te terrorise, mais il va falloir surmonter tout ça.

C’est alors que son regard croisa le mien. Pour la première fois, j’y décelai un éclair de feu.

— Tu ne sais absolument pas de quoi tu parles. Tu ne sais pas ce que j’ai enduré. Ce n’est pas quelque chose que je peux me contenter de surmonter.

C’était vrai mais, à ce point, cela n’avait plus d’importance.

— Quelle merde, Andy. Tu as peut-être connu l’enfer, mais moi aussi. Et je ne me suis pas portée volontaire pour vivre ça. (Il grimaça, mais j’insistai :) Tu t’es porté volontaire comme hôte parce que tu voulais devenir un héros. Alors comporte-toi en héros. Dis-moi ce que tu sais.

Il croisa les bras sur son torse.

— Je ne peux pas.

Je laissai échapper un soupir de regret intérieur tout en continuant à lui adresser mon regard le plus dur. J’avais espéré lui faire honte et l’inciter ainsi à parler, mais cela ne marcherait pas. Il me restait une option.

— Soit tu me parles, soit tu parles à Adam, dis-je en devinant que j’allais me détester ensuite pour ça. Et Adam ne te le demandera pas gentiment.

Sous le choc, Andy écarquilla les yeux.

— Tu as pris des risques pour protéger Cooper de ton pote le démon mais tu serais prête à lui livrer ton propre frère ?

Mon cœur se serra quand je perçus la douleur dans son regard et pris conscience que j’étais capable de quelque chose d’aussi cruel. Pourtant, je ne pouvais permettre que les sentiments soient un obstacle… surtout en sachant qu’Adam allait proposer cette idée lui-même dès l’instant où il entendrait ce que j’avais appris. J’étais certaine que ce ne serait rien de plus qu’une tactique d’intimidation. Andy ne résisterait pas à la menace d’Adam, peu importait à quel point il craignait Raphael. Je refusais de penser à ce qui se produirait si je me trompais.

Je préparais une réponse aussi diplomate que possible mais, avant que le moindre mot sorte de ma bouche, la porte s’ouvrit d’un coup. Comme je n’avais entendu personne s’approcher, je sursautai.

— En fait, dit Adam depuis le seuil de la chambre, c’est juste du bluff. Elle veut te fiche la trouille pour t’obliger à parler. Pourtant, puisque j’ai décidé de venir écouter aux portes, cela devient discutable.

— Espèce de salopard ! m’écriai-je quand Adam entra dans la chambre et referma la porte derrière lui. Je t’ai demandé de rester à table !

Il ricana.

— Et comment tu as pu croire que j’allais obéir ?

Il marquait un point. Tandis que mon esprit s’évertuait à s’adapter au changement de situation, je compris qu’il m’avait rendu un énorme service en apparaissant à ce moment. Parce que je ne bluffais pas. J’étais certaine qu’Adam le savait, et j’étais certaine que sa décision d’intervenir à cet instant avait été délibérée.

Adam posa sur Andy des yeux qui brillaient d’une lueur sinistre et démoniaque.

— Comme Morgane t’en a sans aucun doute averti, je trouve qu’infliger la souffrance aux autres est un merveilleux passe-temps. D’ordinaire, je ne joue qu’avec des adultes consentants, mais je suis tout à fait prêt à faire une exception avec toi. Crois-moi, j’ai de l’expérience et je peux te faire parler.

Andy était pâle. Il tremblait. J’avais envie de pleurer.

— Si je vous dis quoi que ce soit, Raphael va…

— Raphael n’est pas là pour le moment, insista Adam. Moi, oui. Nous pouvons le tenir à l’écart. Mais maintenant, il n’y a rien qui puisse te tenir à l’écart de moi. Tu comprends ?

Les genoux d’Andy semblèrent céder sous lui et il se laissa tomber sur le bord du lit. Il acquiesça, le regard hanté. Une unique larme se faufila au coin de mon œil et je l’essuyai d’un geste de colère. Nous n’avions pas le choix. Il fallait que nous obligions Andy à parler.

Mais mon Dieu, comme je détestais ça. Comme je détestais l’expression du visage de mon frère, le chagrin dans son regard. Comme je détestais comprendre que c’était moi qui avais provoqué ce chagrin, avec l’aide de mes amis.

Adam repoussa les affaires d’Andy de la chaise pour s’asseoir, se mettant à l’aise tout en gardant un œil sur mon frère. Je ruminais toujours.

— Je ne connais pas toute l’histoire, déclara Andy en regardant ses pieds, sa voix à peine audible. Je ne connais que le peu que Raphael a bien voulu me laisser entendre et ça n’arrivait qu’au début, quand il faisait preuve de moins de prudence.

— Alors dis-nous ce que tu sais, l’incita Adam quand Andy eut l’air sur le point de se refermer.

Les mains d’Andy, les jointures blanches de crispation, s’agrippaient au bord du lit.

— Le vrai père de Morgane n’était pas humain, du moins pas exactement.

— Hein ? fis-je de manière peu intelligente.

— Je vous l’ai dit, je ne connais pas toute l’histoire. Je ne sais pas qui ou ce qu’il était, seulement qu’il était insensible aux pouvoirs des démons. Et que les démons étaient très, très intéressés par son cas.

Je digérai cette information sans détenir assez d’éléments pour donner sens à quoi que ce soit. Il devait y avoir autre chose.

— Continue, dis-je.

— Quand ils ont découvert que maman portait un enfant de ton père, ils étaient tous très excités. Ils espéraient beaucoup que, comme tu étais une sorte d’hybride, tu serais capable d’être un hôte.

Adam et moi échangeâmes un regard perplexe. Il ne semblait pas comprendre cette histoire plus que moi.

— Je ne comprends pas, dis-je.

Andy secoua la tête.

— Moi non plus. Du moins, pas vraiment. Je ne sais pas ce qu’ils voulaient à part savoir si tu pouvais être possédée.

Je ne pus réprimer un frisson.

— Que m’est-il arrivé au Cercle de guérison ?

— Je jure devant Dieu que je ne sais pas. On ne m’a pas laissé te rendre visite plus d’une fois ou deux. Chaque fois, tu n’étais pas dans ton état normal. Mais je sais que tu n’avais pas d’encéphalite.

Ce n’était pas une grosse surprise, mais mon cœur eut malgré tout des ratés. Je retins mon souffle en attendant qu’Andy continue.

— Cooper a donné une sorte de drogue à papa et maman et ils t’en ont mis dans ton jus d’orange afin que tu déclenches les symptômes qui les obligent à t’emmener à l’hôpital.

Mes genoux tremblaient. Je m’appuyai contre le mur pour me soutenir. Je ne savais pas ce qui était pire : apprendre que mes parents m’avaient droguée ou bien ces nouveaux soupçons quant à ce qui s’était passé à l’hôpital.

— Ils essayaient de me livrer aux démons, c’est ça ? demandai-je dans un murmure grinçant.

Andy acquiesça, l’air malheureux.

Ils avaient essayé de forcer un démon dans mon corps, dans le corps d’un hôte de treize ans non consentant. Un souvenir plana au bord de ma mémoire. Je savais qu’en me concentrant, je serais capable de faire remonter ce souvenir à la surface, mais je ne pouvais le supporter. Je ne voulais pas me souvenir. Si mes propres défenses mentales avaient verrouillé ces instants avant d’en jeter la clé, alors c’est qu’il existait une sacrée bonne raison.

— Cela n’a pas marché, dit Andy. Et ils ont supposé que, comme ton père biologique, tu étais incapable d’héberger un démon. C’est comme ça que Raphael a su que tu serais un hôte très différent pour Lugh.

Je fronçai les sourcils.

— Mais si je suis si résistante à la possession, comment Lugh a pu entrer en moi ?

— Parce qu’il n’est pas n’importe quel démon, répondit Adam. Nous ne sommes pas tous égaux. La lignée de Lugh n’est pas royale sans raison. Il était assez puissant pour entrer en toi mais pas assez pour prendre le contrôle.

C’était certainement logique, mais quelque chose m’échappait toujours.

— Quand j’aurai digéré tout ça, je vais faire une dépression nerveuse. Mais pourquoi est-ce un secret aussi bien gardé ? Pourquoi donc Raphael ne voudrait-il pas que nous l’apprenions ?

J’avais adressé cette question à Andy mais, une fois encore, ce fut Adam qui répondit de sa voix sinistre.

— Parce qu’il sait exactement ce qui s’est passé au Cercle de guérison. Bon sang, c’est même peut-être lui qui a donné les ordres en personne. Et il sait très bien que Lugh n’appréciera pas.

Andy acquiesça.

— Je te l’ai dit, il est animé par une loyauté personnelle à l’égard de Lugh et il ne veut pas que celui-ci se fasse tuer. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il se sent obligé de soutenir les idéaux de son frère et de protéger la race humaine.

Un long silence embarrassant s’installa dans la pièce pendant que nous réfléchissions. Puis Adam exprima ce que nous devions tous penser.

— Je crois que le moment est venu d’avoir une longue discussion avec le docteur Neely.

Andy ferma les yeux et ses mains se crispèrent davantage sur le bord du lit. Je trouvai finalement la force de m’approcher de lui et de poser la main sur son épaule.

— Nous ne le laisserons pas te faire du mal, promis-je, en espérant être capable de tenir cette promesse.

Andy s’écarta de moi.

— Venant d’une femme qui aurait laissé un démon me torturer, ce n’est pas très rassurant.

— Je t’ai dit que c’était du bluff, se moqua Adam. Pourquoi crois-tu que j’aie ressenti le besoin d’écouter à la porte ?

— Elle ne bluffait pas, répondit Andy d’une voix atone.

J’aurais tellement aimé pouvoir le contredire.

Morgane Kingsley, Tome 2
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